MASK FEVER

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Et l’on vit, d’un bout à l’autre de la France, les ménagères sortirent des machines à coudre remisées au tréfonds des placards, ou dans des greniers obscurs, voire dans des caves humides et froides. Si l’appareil n’avait point trop souffert de son manque d’activités, alors il prit place au milieu de la table de la salle à manger qu’il ne quitta plus pendant toute la durée du confinement. Les Français petit-déjeunaient, déjeunaient et soupaient en face de l’engin ! Qu’il fût Pfaff, Toyota ou Singer, le machin était élevé au rang de l’outil indispensable à notre survie. Mais que de secrets elles renfermaient ces bécanes !

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Lorsque la notice, pas très explicite, d’une machine à coudre, âgée d’une bonne trentaine d’années et dont la propriétaire ne s’est jamais servie, dit qu’il convient de vérifier la tension du fil supérieur, de vieux réflexes professionnels ressurgissent.


Car l’on vit, d’un bout à l’autre de la France, des femmes gauches – mais parfois de droite ou LRM – tenter, en écarquillant les yeux derrière leurs bésicles tordues, de découvrir où se cachait ce foutu chas dont elles n’apercevaient pas la queue ! Et dire qu’il fallait passer un fil gros « comme ça » par ce trou ridicule enfin entraperçu  !
Et l’on entendit à travers toute la France les jurons les plus grossiers prononcés par des bouches adorables plus habituées à embrasser maris, enfants ou petits-enfants qu’à suçoter une fibre de fil de couturière récalcitrante à se tenir rectiligne dès qu’on l’inclinait légèrement et avec mille précautions  !
Et l’on entendit à travers toute la France, des litanies s’élever, elles qui n’avaient pas prier depuis leur plus tendre enfance, pour qu’enfin le Seigneur vienne ouvrir ce chas comme il entrouvrit la mer Morte devant le pas des Hébreux. Les suppliques incantatoires redoublèrent lorsqu’il fallut découvrir où se cachait la canette qui, pour une fois, n’était pas de bière. Et ce n’était que le début, car le bobineur sautait de son perchoir et se coinçait dans le guide-fil ; le pied-de-biche déréglé enfonçait la griffe d’entraînement, la plaque à aiguille se dévissait, le levier releveur de fil ne relevait plus rien, la vis pince-aiguille refusait de se desserrer, le volant lui-même, ne dirigeait apparemment aucune roue et, comble des combles, l’aiguille mordait à tout va !
Et le silence se fit à travers toute la France lorsque nos piqueuses en herbe s’interrogèrent : fallait-il privilégier le point de surjet, le zigzag multipoints, le plume ou le plus énigmatique point overlock ?
Et l’on découvrit à travers toute la France, des maris terrés dans leurs bureaux ou leurs cuisines, faisant profil bas, n’osant plus parler pendant des jours, n’osant plus écouter les informations de peur de troubler la réflexion, ne regardant plus la télévision, abandonnant jusqu’à Beethoven, afin d’éviter qu’elle ne perde le fil et tentant par des petits plats bien préparés de calmer l’ire des nouvelles couturières ! L’heure était au sauve-qui-peut !

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Mais où est passé ce foutu chas de l’aiguille ?


Deux à trois journées furent nécessaires pour qu’enfin, cousettes et machines fussent en ordre de marche. Mais alors s’ajoutait à l’engin tyrannique la pièce de tissu dont il fallait faire un masque plissé ! La révolte fut terrifiante ! Les gilets jaunes campaient sur les ronds-points, les courageuses couturières bivouaquèrent devant leurs drôles de bécanes. Jour et nuit, avec une obstination confinant à l’obsession, elles découpèrent sans fin des cotonnades, les repassèrent, les plièrent, les cousirent, jusqu’à ce que, triomphantes, le sourire aux lèvres, le bras haut levé elles arrivèrent dans la cuisine pour nous faire essayer le résultat de leur exploit. Au premier coup, c’est l’élastique qui lâcha et nous éclata sur le nez, manquant de peu nous éborgner ; au second, la couture inférieure céda laissant échapper la couche intermédiaire ; au troisième, l’étoffe collait tant aux narines que nous ne pouvions plus respirer ; enfin, nous supportâmes le « machin » qu’il nous faudrait désormais porter en souriant. Et tant pis si le tissu Liberty ou la toile de Jouy récupéré n’étaient pas assortis à nos jeans et nos tee-shirts ! L’essentiel était de remplacer le FFP2 manquant ! Et que ces dames aient gagné leur pari : fabriquer des masques !